CORTÈGE, 2018

Projet collaboratif solitaire.
Commissariat : Dector & Dupuy

Art3, Valence.
12.05.18 - 30.05.18

contribution de Philémon Vanorlé

contribution de Cari Gonzalez-Casanova

contribution de Béatrice Duport

contribution de Barthélémy Bette

" L’artiste entreprend une épopée gigantesque et dérisoire : une manifestation solitaire dans la ville.

Originellement, le cortège translate sous la forme du cérémonial un événement d’ordre privé dans un cadre public : une procession accompagne à la ville les défunt•es, marié•es, communiant•es, de la cour domestique à l’espace collectif. Le même phénomène prend ici une autre tournure : si Laurent Lacotte a collecté des slogans auprès d’artistes qu’il connaît comme auprès d’étudiant•e•s qu’il a rencontré•e•s cette année au sein des écoles d’art de Cherbourg, Beauvais ou Valence, ce bouche à oreille se prolonge par une pérégrination lors de laquelle l’artiste sera bel et bien seul. Un matériel de base - cartons, marqueurs noirs, tiges de bois - permet la réalisation des pancartes qui l’accompagnent au long de son cheminement urbain.

Il s’inscrit ainsi, en quelque sorte à rebours, dans une histoire des manifestations orchestrées par des artistes. Les avant-gardes du début du 20e siècle y ont tenu un rôle majeur, intriquant slogans politiques et recherches de nouvelles formes artistiques, à l’instar du « coin rouge » d’El Lissitzky ; plus près de nous, les Ateliers Populaires des Beaux-Arts, en produisant les affiches les plus marquantes de Mai 68, ont emprunté le même chemin. Peu à peu, si la forme se conserve, elle n’affirme plus qu’une sorte d’impasse : les participants au défilé que Jean-Jacques Lebel organise en 1973 à Saõ Paolo brandissent des pancartes blanches dans un Brésil bâillonné par la dictature (Le blanc envahit la ville), ou réclament unanimement la fin de la réalité (Philippe Parreno, No more Reality II, 1991), tandis que ceux de Mircea Cantor tendent à la ville son miroir (The landscape is changing, 2003). Se passant à l’occasion de mots, vidée de son altérité ou délaissant la cité, la contestation affirme un agir collectif incarné dans une foule assemblée par le dessein de l’artiste.

Celle réunie par Laurent Lacotte n’est que métonymique : il se fait, à lui seul, le porte-voix des paroles des autres, et donc de revendications qui ne sont pas les siennes - le protocole de carte blanche qu’il a choisi de mettre ici en œuvre l’oblige pourtant à les exprimer, fût-ce au prix d’une schizophrénie passagère. Laurent Lacotte parcourt aussi bien les bâtiments symbolisant l’autorité publique que des quartiers délaissés où son écho se perd. A chaque arrêt, les slogans inscrits sur la pancarte sont brandis à la face du monde. Ce cri d’un héraut annonçant une nouvelle qui n’en est pas une s’épuise dans le silence : dans ce monologue de sourd, Laurent Lacotte invite à une transformation sociale dont il n’est pas responsable et à laquelle personne ne répond.

Son cortège célibataire ébauche ainsi une ville découpée, morcelée, selon un dessin abstrait dont le sens commun n’est que cartographique. Si l’artiste arpente la ville, il ne s’agit plus d’y déceler des beautés cachées qu’on pourrait prélever et dont on pourrait faire comme un bouquet de fleurs sauvages : au contraire d’une poésie involontaire, Laurent Lacotte cherche à révéler des scissions qui ne disent plus leur nom mais qui relèvent d’une distribution organisée de l’espace public, d’une mise à distance méthodique entre la citoyenneté même et certaines populations.

La même logique l’anime lorsqu’il poursuit sa procession en rapportant les pancartes qui ont jalonné et justifié sa marche jusqu’au lieu où elles seront exposées. Ces dernières ainsi que les mots qui y sont écrits, s’entassent alors au-dessus des flashs de lampes stroboscopiques : la réalité sociale, éprouvée par l’usage de la ville et par la maîtrise de l’espace, apparaît de façon parcellaire lors de la visite. Tout est là, et pourtant il n’est possible de voir que le haut du panier : ce heap of language ne dévoile que son sommet, comme dans un iceberg, le plus gros reste immergé. La mosaïque des urgences se dérobe au regard qui voudrait l’embrasser d’un seul coup d’œil. Il faudra, sur les pas de l’artiste, contourner un feu de camp de signes : ces slogans reconduisent un chœur, celui de la contestation éternelle des cadres.

Ce qui est alors criant, à la place de l’artiste, ce sera sans doute que, dans un espace réservé à l’art, il ne reste de la ville que des fétiches : en revenant jusqu’à art3, le cortège embrasse finalement sa dimension symbolique par la transformation du verbe (les mots donnés par les participant•e•s) en un rituel (la procession dans la ville), puis du rituel en un talisman (les pancartes déposées dans l’espace d’exposition). "

Jean-Christophe Arcos

Laurent Lacotte
Laurent Lacotte art
Laurent Lacotte artiste